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Créer des Ballets au XXIe siècle

Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï – par Laura Cappelle, CNRS éditions.

L’auteure s’est lancée dans une enquête approfondie sur une forme spécifique de la danse, le Ballet qui, dans un monde artistique en ébullition et recherche permanentes, pourrait sembler suranné et n’avoir guère droit de cité dans le champ de la danse contemporaine.

En effet depuis une quarantaine d’années la danse est sortie de son cadre et s’est métamorphosée à travers de nombreux vocabulaires et techniques, puisant dans le sport, le théâtre, le jazz, les arts de la rue et les arts visuels ; ses formations – compagnies et collectifs – sont devenues plus épisodiques ou éphémères ; ses modes de production, plus volatiles et aléatoires.

En tête chercheuse, Laura Cappelle se penche sur la question du classique et nous invite à revisiter certains a priori, car dit-elle, d’une part « la danse classique crée », d’autre part un certain nombre de chorégraphes de la nouvelle génération, remarqués dans le monde de la chorégraphie contemporaine – comme Crystal Pite, Justin Peck et d’autres – ont reçu une formation classique. Elle montre l’évolution du Ballet, encore bien vivant confirme-t-elle, à travers une enquête qu’elle réalise sur quatre terrains judicieusement choisis, chacun ayant joué un rôle déterminant dans l’histoire de la danse : le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet du Bolchoï (Moscou), l’English National Ballet (Londres), le New York City Ballet. Elle observe leurs remises en question et la re-création de spectacles, dans un contexte social et politique aujourd’hui bien différent. Un cahier-photos au centre de l’ouvrage montre en images le travail de chacune des troupes.

Le prisme de son analyse traverse sept points, dont les deux premiers sont comme un inventaire des mots et des techniques du ballet et le recensement des chorégraphes dits classiques, pratiquement tous passés par la case danseur. Le troisième chapitre touche à la création chorégraphique, travail collectif s’il en est, même si la partie technique verrouillant le spectacle arrive souvent tardivement ; le quatrième parle du geste et de l’approfondissement du mouvement, notamment en studio où se croisent chorégraphes, répétiteurs et danseurs ; le cinquième chapitre évoque le genre et les inégalités, et les deux derniers mettent en avant l’imaginaire, dans sa construction sociale d’une part, dans le trouble qu’il apporte à l’univers classique, d’autre part. L’auteure évoque aussi avec beaucoup d’honnêteté les critiques souvent énoncées face au genre classique et qui en trace les limites, entre autres : « son manque de diversité, l’absence relative de femmes chorégraphes, les stéréotypes de son répertoire historique », sans oublier le « mythe du génie artistique. »

1 – Ballet de l’Opéra national de Paris © Laurent Philippe

Dans le ballet classique les saisons se partagent entre la reprise d’œuvres existantes, principalement des ballets hérités du XIXe siècle, et l’accueil de chorégraphes pour la re-création de pièces du XXe et du début du XXIe, dans le cadre de la circulation des artistes qui s’est amplifiée, notamment au plan international. Chaque troupe garde un rapport spécifique au répertoire, à la tradition, à la mémoire et à la création, qui varie en fonction de sa structure administrative : il y a, note l’auteure ceux qui sont abrités dans des maisons d’opéras, qui en dépendent administrativement et qui reçoivent les directives de l’institution, c’est le cas du Ballet de l’Opéra de Paris et du Ballet du Bolchoï ; d’un autre côté il y a les compagnies classiques relevant de structures indépendantes comme le New-York City Ballet et l’English National Ballet.

Guidé par Laura Cappelle, le lecteur entre ensuite dans le processus même du travail chorégraphique et ses étapes, depuis la première esquisse de la chorégraphie jusqu’à l’approfondissement du geste, à sa précision et perfection recherchées, après corrections en studio. Elle donne de nombreux exemples, déclinant la typologie des relations entre chorégraphes, maîtres de ballets, répétiteurs et danseurs, l’articulation entre le geste et la musique « subdivisée en phrases, en mesures et en temps », et une certaine inégalité dans le temps du travail en studio, selon les catégories d’interprètes.

2 – Ballet du Bolchoï © Alice Blangero

Pour clarifier les logiques de création classique et comme suite à son observation de terrain, Laura Cappelle propose ensuite une lecture à partir de trois idéaux-types – ces outils méthodologiques mis au point par le sociologue Max Weber – trois logiques qu’elle qualifie de logique conventionnelle, quand le travail s’inscrit dans un rapport fort à l’histoire de la danse ; de logique dramatique, quand le sens de la danse passe avant les pas ; de logique plastique quand le corps classique devient terrain d’expérimentation, repoussant les limites physiques et formelles de la danse classique.

Le chapitre 5 intitulé Émanciper la muse : le genre à l’œuvre s’ouvre sur la parole de la chorégraphe Crystal Pite échangéee au cours d’une interview avec l’auteure : « Les femmes non-conformistes tendent à quitter le monde de la danse classique tôt. Elles se rendent compte qu’il ne correspond pas à leurs aptitudes. » Laura Cappelle démonte alors l’idée que la danse classique serait majoritairement féminine, comme le laissent à penser les représentations sociales occidentales et nuance singulièrement ce propos qu’elle désigne comme trompeur. Les femmes sont minoritaires dans les fonctions de direction artistique ou comme chorégraphes classiques, elle rappelle que la séparation masculin/féminin se fait dans les cours dès le plus jeune âge, et que par ailleurs les alphabets ne sont pas les mêmes, les hommes apprenant le porté et la femme les pointes. Elle parle aussi de la relation homme-femme dans le ballet classique et dans le « jeu » de la muse et du pygmalion, de l’infantilisation des interprètes dans les apprentissages et du sexisme au quotidien, de l’autocensure de la danseuse pour accéder au rang de chorégraphe.

3 – English National Ballet © Altin Kaftira

Dans la relation du classique à l’imaginaire dont elle cherche la définition du côté des philosophes comme Jung et Bachelard, ou plus récemment de Joël Thomas, elle évoque la mémoire corporelle – vecteur de stéréotypes et façonnée par le répertoire – comme réservoir de propositions possibles. Faisant référence à ses échanges avec les artistes, l’auteure démontre que la mémoire institutionnelle agit sur la forme des ballets créés, car « les institutions portent une mémoire chorégraphique propre, transmise aux acteurs par les reprises et créations du répertoire. » Elle présente une esthétique de l’entrelacement qu’elle définit comme tissage entre le vocabulaire classique et la référence à d’autres œuvres et d’autres styles. « Le rôle de l’imaginaire dans la création classique permet de penser la dimension sociologique de cette notion : marqué par la socialisation des acteurs et par les répertoires que ceux-ci traversent en tant qu’interprètes, il informe profondément le travail créatif dans les institutions. » Elle pose la question du style : « identifié, un style permet d’assurer l’authenticité théorique et la valeur de l’œuvre. » Style utilisé dans un autre sens pour désigner ce que la danse classique appelle les écoles ou encore « une capacité supérieure de l’artiste à proposer quelque chose d’unique. »

4 – New-York City Ballet © Paul Kolnik

En concluant son ouvrage, Créer des ballets au XXIe siècle, d’une grande richesse, Laura Cappelle rappelle que « le processus de création en danse classique a la particularité de favoriser l’insertion d’une figure souvent nomade, le chorégraphe, dans des institutions principalement vouées à l’entretien d’un répertoire existant » et confirme que « si les chorégraphes sont aujourd’hui les auteurs désignés des ballets, le processus de création classique n’en apparaît pas moins comme profondément social et collectif. »

L’angle de vue qu’elle développe avec minutie, dans cette passionnante Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï, prend aussi pour points d’appuis la référence aux sociologues qui ont ouvert de nouvelles voies, comme Howard Becker et Pierre Bourdieu, Raymonde Moulin et Pierre-Michel Menger, Bernard Lahire. Sa position de chercheuse et de journaliste lui a été un bon passeport, comme elle le dit dans son introduction, de même que la connaissance de la danse classique qu’elle a pratiquée en amateure pendant plus d’une douzaine d’années. Après l’ouvrage collectif réalisé sous sa direction, Nouvelle histoire de la danse en Occident – de la préhistoire à nos jours, vingt-cinq chercheurs internationaux apportaient leur contribution (cf. notre article du 9 décembre 2021), Laura Cappelle s’est affrontée de manière ambitieuse à un sujet sensible et complexe dans lequel elle creuse son sillon avec beaucoup d’intelligence et de finesse. Sa recherche est précieuse, elle tord le cou à de nombreux a priori et stéréotypes. Sa force de conviction réside en son travail, basé sur l’observation participante et la collecte de la parole des artistes, danseurs et chorégraphes.

Brigitte Rémer, le 25 août 2024

Créer des ballets au XXIe siècle – Enquête sur les nouveaux classiques, de l’Opéra de Paris au Bolchoï, par Laura Cappelle, CNRS éditions, avril 2024, 369 pages, (25 euros) – Photographie de couverture : Maia Makhateli dans Frida, d’Annabelle Lopez Ochoa, Dutch National Ballet, © Carlos Quezada – site : www.cnrseditions.fr

Visuels : 1/- Naïla, esprit de la source (Myriam Ould-Braham) et le chasseur Djémil (Josua Hoffalt), dans La Source, chorégraphie de Jean-Guillaume Bart. Ballet de l’Opéra national de Paris, 2011 © Laurent Philippe – 2/- Petruchio (Vladislav Lantratov), ivre, lors de son mariage avec Katharina, dans La Mégère apprivoisée, chorégraphie de Jean-Christophe Maillot. Ballet du Bolchoï, 2014 © Alice Blangero – 3/- Annabelle Lopez Ochoa en répétition de Broken Wings, chorégraphie d’Annabelle Lopez Ochoa. English National Ballet, 2016 © Altin Kaftira – 4/- Georgina Pazcoguin et Andrew Veyette, dans New Blood, chorégraphie de Justin Peck. New-York City Ballet, 2015 © Paul Kolnik.